Édito
Chères spectatrices, chers spectateurs, chers amis,
Depuis mon arrivée au CDN, vous lisez dans les brochures, parfois dans la presse, qu’un travail au long cours, jusque-là souterrain, se prépare avec des artistes irakiens. Cette saison, entre autres nombreuses découvertes, est celle où nous partagerons ensemble les fruits d’une extraordinaire aventure humaine et artistique, qui s’est construite pas à pas, dans le creuset des rencontres. Avec Haythem Abderrazak tout d’abord, metteur en scène bagdadi, avec qui nous avons entrepris, il y a plusieurs années, sous l’impulsion de Yagoutha Belgacem, directrice artistique de la Plateforme Siwa, au gré de résidences entre Besançon et Bagdad, de nous plonger dans un chantier de recherche autour de L’Orestie d’Eschyle, en fédérant une troupe franco-irakienne. Expérience atypique faite de partage et de décentrement, mêlant l’arabe et le français, Looking for Oresteia est une invitation à ré-interroger, ensemble, aujourd’hui, à l’aune de nos sociétés arabes et occidentales respectives, à l’aune de la réalité irakienne tentant de s’arracher au chaos, la question fondamentale qu’Eschyle posait à la société de son temps : qu’est-ce que la justice des hommes ?
Au cours des séjours en Irak, nous avons rencontré de nombreux artistes, chacun représentant, dans sa singularité, de ce que l’on pourrait appeler la nouvelle scène bagdadie. Il nous a semblé urgent de vous en faire connaître, par éclats, la vitalité, le talent et le courage. C’est à un festival que nous vous convions en janvier, foisonnant de spectacles, exposition, lectures, rencontres… Nous sommes fiers et heureux que Besançon soit le coeur vibrant d’un événement de portée nationale. La Filature, Scène nationale de Mulhouse, s’associe à ce Focus Irak à l’occasion de son Festival Vagamondes (9-19 janvier 2019). Vous découvrirez notamment le travail d’Anas Abdul Samad, accueilli pour la première fois en France – comme chacun des artistes invités –, qui transforme l’interminable attente d’un introuvable Godot, en un cri de rage sublimé, adressé à l’immense portrait d’un Beckett muet, depuis les ruines d’une ville défigurée par la guerre : « Quand ? »
Ce corps à corps que le théâtre entretient depuis son origine avec l’époque à laquelle il appartient sera la matière de plusieurs spectacles que vous découvrirez cette saison : avec Les Démons de Dostoïevski – co-accueilli avec Les 2 Scènes –, Sylvain Creuzevault et sa troupe plongent au coeur des tensions qui agitent la société russe pré-révolutionnaire, entre nihilisme, terrorisme et tentation mystique. Porté à la scène par Sandrine Lanno, Le Cours classique, de l’auteur contemporain Yves Ravey, dénonce par les jeux subtils et drôles d’une écriture toute en cercles concentriques, l’émergence d’une pensée totalitaire tapie au coeur de la langue. Le rappeur et poète 3 Kery James avec À Vif, mis en scène par Jean- Pierre Baro, pose de front, mais de manière éminemment dialectique, la question de l’existence d’un racisme structurel à notre société.
Comme venu d’une autre planète, d’une météorite en apesanteur, Tiago Rodrigues, metteur en scène et auteur portugais, interroge lui aussi le destin d’une Europe en proie aux politiques d’austérité à laquelle ne survivraient que le souffle inextinguible des fantômes des théâtres – Sopro, co-accueilli avec Les 2 Scènes –, ou les rêves et rencontres douteuses d’une petite fille de neuf ans, déambulant dans Lisbonne – Tristesse et joie dans la vie des girafes, mis en scène par Thomas Quillardet.
L’enfance nue, ce que nous en sauvons, ce que nous y puisons inlassablement de liberté, de désir fou et d’innocence, face aux assauts répétés d’une société normative voire destructrice, est aussi l’un des fils qui traversera cette saison. Pour Stéphane Braunschweig l’emprise abusive voire incestueuse qu’Arnolphe, dans L’École des femmes, exerce sur le corps d’Agnès résonne de manière troublante avec notre monde post-#metoo. Mounia Raoui, avec Le Dernier Jour où j’étais petite, et Nicolas Laurent - artiste associé -, avec Meaulnes (et nous l’avons été si peu), partent tous deux à la recherche d’une fête étrange, d’un trésor enfoui dans l’enfance, pour y puiser les forces de réapprendre à grandir, malgré les blessures intimes et la dureté du réel.
Se frayer d’autres chemins, ouvrir des voies qui déjouent les assignations sociales et les injonctions morales, sont autant de traverses qu’empruntent les personnages de La Pomme dans le noir, de l’immense auteure brésilienne Clarice Lispector, portée à la scène par Marie-Christine Soma ; comme Aglaé, faux nom d’une vraie prostituée, qui a confié à Jean-Michel Rabeux le choix assumé d’une vie en marge, et que Claude Degliame incarne en reine, donnant au théâtre toute sa charge subversive et sa puissance d’humanité.
Tous les chemins qu’emprunte cette saison, et notamment celui de Bagdad, où nous devions retourner ensemble, dès le mois de juin, me conduisent en pensée vers toi, cher Karl, qui nous as quittés, brutalement, le 19 avril dernier. Qu’elle te soit dédiée. Bien plus qu’un directeur technique, dont tu as accompli la mission pendant plus de trente ans avec la passion qui te caractérisait, tu étais l’âme de cette maison. Pour toi, le théâtre n’était pas dissocié de la vie, encore moins du monde, il était et devait être un refuge, un endroit de tous les possibles, de toutes les fraternités. Les mots me manquent pour dire le vide et la beauté que tu nous laisses en partage. Je les emprunte à l’hommage que Paul Éluard rendait à Gabriel Péri.
« …tout ce qu’il voulait
Nous le voulions aussi
Nous le voulons aujourd’hui
Que le bonheur soit la lumière
Au fond des yeux au fond du coeur
Et la justice sur la terre
Il y a des mots qui font vivre
Et ce sont des mots innocents
Le mot chaleur le mot confiance
Amour justice et le mot liberté
Le mot enfant et le mot gentillesse
Et certains noms de fleurs et certains noms de fruits
Le mot courage et le mot découvrir
Et le mot frère et le mot camarade ».
Célie Pauthe, le 20 mai 2018.